CHAPITRE II
— Je ne comprends pas ce qui se passe en moi, Alona... Il n’y a que quelques heures que nous nous sommes rencontrées et pourtant il me semble maintenant que je te connais depuis toujours. C’est peut-être cela qu’on appelle le coup de foudre bien que je n’aurais jamais imaginé que je puisse tomber amoureuse d’une femme, et cependant c’est un sentiment merveilleux. Ce n’est pas seulement le plaisir que tu m’as révélé qui m’a conquise, c’est quelque chose de plus profond, une attirance qui n’est pas seulement physique mais spirituelle aussi, une confiance totale que je n’ai jamais connue avec personne. Il est vrai que je n’ai jamais non plus eu de véritables amis quel que soit le sexe... Et puis, tu sembles si forte, si sûre de toi. Ta présence a écarté la peur de mon esprit...
— La peur ? Quelque danger te menacerait-il ?
— Oh! oui... Je ne devrais pas te l’avouer parce que si je te dis qui je suis vraiment, si je te raconte mon passé, tu me mépriseras, tu m’abandonneras et j’ai si peur de te perdre alors que je viens à peine de te trouver. Mais c’est comme une force qui me pousse à me montrer à toi telle que je suis.
— Tu n’es pas très conséquente avec toi-même, ma douce Maura. Tu dis que tu as confiance en moi et en même temps tu hésites à suivre ton instinct. Comment peux-tu imaginer que je cesserais de t’aimer si tu avais commis des crimes? Je sais que tu ne peux pas être mauvaise, d’ailleurs ; un peu vulnérable peut-être, mais je suis prête à t’aider, à te défendre au besoin contre tes ennemis. Tu dis que je suis forte ? Sans doute plus encore que tu ne le crois. Libère-toi de ton fardeau, tu verras comme il deviendra tout de suite plus léger quand nous le partagerons.
— Je suis une voleuse, Alona.
— Ce n’est que cela? Rien n’appartient en réalité à personne. S’emparer de ce qu’on appelle le bien d’autrui n’est un délit qu’aux yeux de la loi, ce n’est pas un péché. Figure-toi que cela m’est arrivé à moi aussi... Raconte-moi tout, je te sortirai de ton impasse.
— Si tu pouvais dire vrai... Mais je ne me fais aucune illusion, ma situation est sans issue et ce n’est pas faute d’avoir voulu y échapper. Ce n’était pas pour moi que j’ai volé, mais pour quelqu'un de très puissant et qui ne me lâchera pas. Un engrenage...
— Une bande de cambrioleurs ?
— Bien pire... Un Service d’espionnage et l’un des plus grands et des plus redoutables de tous, celui de l’Union de Syrog. En deux mots, voici comment ça s’est passé. Je résidais alors loin d’ici dans une province frontalière dont je suis du reste originaire et j’étais secrétaire de direction dans une grande usine de produits chimiques. Un jour j’ai fait la connaissance d’un homme que j’ai cru aimer et qui m’a littéralement envoûtée, probablement même droguée car je ne puis expliquer autrement l’influence qu’il avait prise sur moi. Il m’a proposé de profiter de ma situation pour dérober certains documents dans la section des fabrications secrètes, des formules relatives à des gaz toxiques. Il me disait que c’était une bonne action parce que c’était un moyen de lutter contre les menaces de guerre. Nous ferions œuvre utile et en même temps on nous donnerait beaucoup d’argent ; nous pourrions partir quelque part dans un beau pays et vivre heureux ensemble. J’étais incapable de raisonner, je le croyais et j’ai fait ce qu’il m’ordonnait. Après quoi j’ai effectivement touché une assez forte somme mais pour ce qui était des autres promesses... L’homme n’avait plus besoin de moi, il m’a quittée. Seulement, avant de partir, il m’a bien fait comprendre que j’étais désormais devenue un agent de son organisation et qu’on ferait de nouveau appel à mes services. Je ne sais comment il avait pu le faire, mais il avait réussi à prendre des photos de moi pendant que j’opérais : si je tentais de lui échapper ou de le dénoncer, c’est moi qui serais arrêtée et inculpée de trahison ; je serais automatiquement condamnée à un minimum de vingt ans. J’étais définitivement compromise sans la moindre chance de me libérer sinon en me perdant. Je suis devenue une espionne, Alona...
Les services secrets ! Ils ont de tout temps existé mais autrefois ils n’avaient qu’une importance secondaire, ils ne recherchaient guère que des informations diplomatiques ou des renseignements sur les concentrations de troupes et leurs mouvements. D’autre part à cette époque pourtant récente, la planète était divisée en une multitude de petites nations, l’activité souterraine de chacune était forcément réduite à l’échelle de ses moyens. Aujourd’hui les guerres sont devenues mondiales, elles ont eu pour résultat d’accroître démesurément les visées impérialistes et de permettre la conquête de vastes territoires. Il n’y a plus que trois puissances qui comptent et, encore, je devrais dire deux seulement : le bloc de Syrog et celui d’Alméria. Le troisième, Evra, celui où je me trouve en ce moment, est coincé entre les deux autres et il est intérieurement divisé en factions politiques qui l’affaiblissent. Les réseaux d’action et de propagande doivent le pénétrer profondément et ils semblent terriblement actifs. La science moderne met tous les jours au point de nouvelles découvertes et j’ai bien l’impression que, dans toutes ces recherches, l’amélioration des conditions de vie passe au second plan. L’invention et le perfectionnement d’armes toujours plus destructrices priment tout le reste. En recrutant malgré elle par un odieux chantage cette malheureuse petite Maura, on ne lui a pas demandé de se procurer la formule d’un médicament capable de sauver des vies humaines mais celle d’un gaz empoisonné. L’évolution des caractères raciaux est bien décidément négative...
— Dans quel affreux piège tu es tombée, ma pauvre chérie ! Tes... « patrons » ont continué à te mettre à contribution ?
— Une première fois quelques semaines plus tard. J’ai reçu l’ordre de me rendre dans une autre province où on m’a fourni de fausses références pour me permettre d’avoir accès dans un bureau d’étude de prototypes de l’armée de l’air. J’y ai accompli le même genre de travail.
— Avec le même homme également ?
— Non, celui-là je ne l’ai jamais revu. On m’a laissé me débrouiller seule.
— Évidemment, on préfère que tu n’aies pas trop de relations directes avec d’autres agents : moins tu en sais, moins tu risques d’être dangereuse pour l’Organisation si tu tombes entre les mains de la police. Ensuite?
— Ensuite je n’ai plus eu aucune nouvelle pendant des mois et j’ai commencé à espérer qu’on me laisserait tranquille. En réalité je n’y croyais pas beaucoup, aussi j’avais décidé de mettre ce délai à profit pour tenter d’échapper et de faire en sorte que ma trace soit perdue non seulement pour eux mais aussi pour la police d’Evra si on me dénonçait. J’ai réussi à me procurer d’abord un passeport sous une nouvelle identité puis un visa pour Alméria. Il me reste suffisamment d’argent pour aller m’installer dans une petite ville bien tranquille et y ouvrir un magasin de modes où personne ne viendrait me chercher. J’avais même déjà acheté mon billet d’avion quand, au tout dernier moment, j’ai reçu le message. On m’ordonnait de me rendre ici, dans la capitale, de descendre à l’hôtel Galton où l’appartement 784 était retenu à mon nom et d’attendre quelqu’un qui viendrait me donner des instructions. On précisait en outre que, si je me comportais bien, ce serait ma dernière mission et que je n’aurais plus rien à craindre. Alors, que veux-tu, j’ai eu peur d’être surveillée à mon insu, je n’ai plus osé partir et j’ai obéi. Mais j’ai peur, chérie, j’ai affreusement peur... J’ai réussi deux fois, c’était déjà un miracle, mais tenter une troisième expérience de cette sorte...
— J’ai senti ton angoisse lorsque je suis venue m’asseoir à ta table. Tu as cru que j’étais cette personne que tu attendais ?
— Oui. Mais j’ai été rassurée tout de suite lorsque j’ai prononcé la phrase de reconnaissance. Tu te rappelles? Je t’ai demandé si tu aimais la poésie romantique et tu aurais dû me répondre : « Absolument pas, je n’aime que la trigonométrie. » Tu ne l’as pas fait, donc tu n’étais pas un agent de Syrog. Il y avait aussi cette intuition qui s’affirmait de plus en plus et qui me disait que je pouvais me fier à toi, sans compter cette sensation inconnue de sécurité que j’éprouvais en te regardant.
— Elles ne t’ont pas trompée, Maura. Tu as bien fait de tout me raconter, ton histoire m’intéresse beaucoup plus que tu ne peux l’imaginer. Je trouve odieuse la façon dont on a abusé de toi ; ces gens-là ont besoin d’une bonne leçon et je me charge de la leur donner. Tes malheurs sont finis, ma chérie.
— Tu viendrais à mon secours? Comment serait-ce possible?...
— Ça va être à la fois très facile et très amusant. Réfléchissons un peu... Pour commencer, il faut que tu partes comme tu l’avais projeté. Tous tes bagages sont ici dans l’appartement ?
— Non, juste une valise avec du linge et quelques robes, les autres sont en consigne à l’aéroport.
— Ton nouveau passeport ?
— Il est aussi là-bas, en sûreté.
— Mais le vrai, enfin, celui qui porte le nom de Maura, tu l’as bien sur toi ?
— Naturellement, puisque je me suis inscrite à l’hôtel.
— Eh bien, c’est parfait. A condition toutefois que le type qui doit te manipuler ne se pointe pas juste en ce moment.
— En principe je devais l’attendre deux ou trois jours ; j’ai été très étonnée lorsque j’ai cru que c’était toi.
— Alors voici ce que nous allons faire. Tu vas tout simplement descendre, prendre un taxi et t’en aller. Par prudence, tu donneras au chauffeur une destination quelconque puis tu changeras de véhicule une ou deux fois avant d’aller à l’aéroport afin d’être sûre de ne pas être suivie. Mais entre nous, je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un pour te surveiller, ils sont trop sûrs de ta docilité. Tu as assez d’argent pour tes premiers frais là-bas ?
— Vingt mille thélars. Ce n’est pas énorme mais je me débrouillerai. Au besoin je commencerai par travailler dans une maison de couture avant de m’installer à mon compte.
— Je vais te signer un chèque pour vingt mille autres, je ne veux pas que tu risques de te trouver à court si une occasion intéressante se présente.
— Mais je ne veux pas que tu me donnes de l’argent ! Et surtout je ne veux pas m’en aller si loin de toi et te perdre !
— Considère que ce n’est qu’un prêt, un placement si tu préfères. En l’acceptant, tu es sûre que tu me reverras puisque j’irai te rejoindre pour te demander ma part de tes bénéfices.
— Tu me promets que tu viendras, Alona ? Très vite ?
— Aurais-tu cessé d’avoir confiance en moi? Naturellement je viendrai et nous nous associerons.
— Alors je veux bien partir. Si tu savais comme je suis heureuse ! Je vais enfin pouvoir être libre et honnête par-dessus le marché ! Ne plus avoir peur... Mais toi, que vas-tu faire ?
— Tu as sans doute remarqué que nous nous ressemblons beaucoup, n’est-ce pas? Même taille, même corpulence, même couleur de cheveux, même forme du visage, il n’y a que les yeux qui soient un peu différents et encore ils sont clairs chez toi comme chez moi. Tu me laisses ton passeport actuel et je deviens Maura, tout simplement. Comme ça, on n’ira pas te chercher en Alméria puisque tu seras toujours ici en ma personne.
— Et c’est toi qui vas courir tous les dangers à ma place? Je ne veux pas accepter pareille chose, ce serait une lâcheté !
— Tu es une jeune oie parfaitement stupide, ma chérie. Ce n’est pas moi qui vais avoir des ennuis, c’est au contraire quelqu’un que je ne connais pas encore et qui va venir bientôt en croyant me manipuler à sa guise. As-tu vraiment l’impression que je sois une petite jeune fille sans défense? J’adore la lutte sous toutes ses formes, c’est mon péché mignon...
La discussion se prolongea encore un bon moment mais la domination psychique exercée par Alona était trop intense et de son côté, Maura était trop séduite par les perspectives de libération, elle finit bientôt par se décider. Du perron de l’hôtel, la voyageuse la regarda se perdre dans la foule, lui envoya un dernier baiser. La seconde étape de son intégration, celle de l’identité, était franchie...
***
De retour dans cet appartement qui était désormais légalement le sien, Alona pouvait à bon droit éprouver un sentiment d’orgueilleuse satisfaction. Il n’y avait guère plus de vingt-quatre heures que, voyageuse sans papiers ni bagages, elle avait débarqué dans cette capitale inconnue et ce court laps de temps lui avait suffi pour devenir une respectable citoyenne à part entière avec compte en banque bien approvisionné, passeport en règle et domicile. En ce qui concernait l’argent, cela avait été évidemment aisé puisqu’elle s’était munie au départ de lingots et de pierres précieuses mais l’obtention du reste avait constitué un exploit dans lequel la chance avait joué le rôle principal en lui faisant rencontrer du premier coup la douce et vulnérable Maura. La perception extra-sensorielle avait été le facteur essentiel de cette détection, mais le hasard n’en était pas moins à louer qui avait permis cette ressemblance physique propre à faciliter la substitution d’identité et qui avait créé les concours de circonstances décisifs. Alona était du reste très sincèrement heureuse d’avoir pu rendre service à sa nouvelle amie en même temps qu’à elle-même. Elle lui avait emprunté sa personnalité mais, en échange, elle lui avait rendu la paix et la sécurité et elle l’avait par surcroît amplement dédommagée financièrement — les vingt mille thélars étaient un prêt à fonds perdus qui ne serait jamais réclamé.
Bien sûr il y avait une légère ombre au tableau, l’inévitable revers de la médaille. En devenant Maura, Alona acceptait de prendre en charge son passé ; elle était maintenant une espionne au service de l’ennemi potentiel, ce qui n’était pas précisément une situation de tout repos. Vis-à-vis de la police locale, mais il semblait bien que la jeune victime du chantage syrogien ne soit pas encore suspectée, on avait le temps de voir venir. Ensuite, vis-à-vis de cette organisation secrète dont elle allait faire partie
— il était peu souhaitable qu’elle s’aperçoive du changement. Mais le risque était faible, seul le premier manipulateur connaissait Maura d’une façon vraiment intime et ce ne serait probablement pas lui qui viendrait. En attendant, la voyageuse s’efforça de passer le temps de la façon la plus utile possible, allant et venant au travers de la ville pour s’accoutumer complètement aux mœurs et aux usages et se livrant à de nombreuses emplettes. Il lui fallait se constituer une garde-robe complète, elle se souciait peu de porter les quelques vêtements que lui avait laissés Maura bien qu’ils fussent élégants ; elle tenait à se parer suivant son goût personnel même s’il n’était pas exactement celui imposé par la mode et si son choix se portait volontiers sur les jupes très brèves et les décolletés audacieux, les passants qui se retournaient sur elle dans la rue ne songeaient pas à s’en plaindre. Toutefois, inspirée par l’exemple de Maura, elle se garda de ramener ses achats à l’hôtel. En dehors de l’indispensable quotidien, tout fut rangé dans une grande valise déposée dans une consigne, assurant ainsi la liberté de ses mouvements si les circonstances l’exigeaient.
Deux jours se passèrent ainsi puis, alors qu’en fin d’après-midi elle rentrait au Galton pour se changer, le portier lui remit avec sa clef une enveloppe fermée.
— On a apporté ce message pour vous, madame:
Alona remercia, décacheta la lettre, prit connaissance du texte qui se résumait à deux lignes :
Soyez sans faute chez vous ce soir. Je viendrai entre onze heures et minuit.
Il n’y avait pas de signature, mais on ne pouvait se méprendre sur l’origine du message, l’aventure attendue allait commencer. Alona ressentit un léger frisson d’excitation. La trêve était finie et elle allait pouvoir progresser. La route qui s’ouvrait était sans doute dangereuse, mais c’était la meilleure. Elle était là pour apprendre et il n’y avait pas grand-chose à découvrir en évoluant dans un milieu normal, les perspectives offertes par un réseau clandestin seraient certainement beaucoup plus riches. Parmi les voyageurs qui l’avaient précédée, il y avait eu la favorite d’un roi ambitieux, puis un officier au service d’un empereur belliqueux, puis le fondateur d’un comptoir colonial et enfin un attaché d’ambassade ; il y aurait maintenant une espionne. Chacun aurait vécu sa tranche d’histoire sous le meilleur angle de son époque.
Elle dîna sans hâte au grill-room du dernier étage, s’attarda encore au bar panoramique, réintégra l’appartement 784 en temps opportun. Elle y était à peine depuis dix minutes lorsqu’on frappa discrètement à la porte.
— Entrez ! fit-elle de sa voix la plus douce.
***
Il était grand et sec, avec un visage austère et fermé, couronné d’une épaisse chevelure légèrement grisonnante et il était vêtu d’un costume sombre de coupe irréprochable. Il avait toute l’apparence d’un cadre supérieur dans une grande entreprise ou d’un officier ministériel : un homme sérieux, jouissant d’une bonne réputation et promis à un bel avenir. Du regard froid de ses yeux un peu trop pâles, il examina la jeune femme des pieds à la tête et, négligeant toute formule de politesse, articula la phrase convenue. Elle s’empressa d’y répondre tout en dissimulant de son mieux l’intense amusement qu’elle en éprouvait : l’idée de poésie romantique s’accordait aussi peu au personnage que la trigonométrie ne convenait au sien. Visiblement imperméable à l’humour, le visiteur hocha la tête sans daigner sourire.
— Vous êtes donc bien Maura. J’apprécie votre ponctualité.
— Je suis là pour vous aider. Puis-je connaître votre nom ?
— Il n’a aucune importance. Le vôtre non plus d’ailleurs puisque vous allez en changer. Asseyons-nous et procédons par ordre.
— Vous offrirais-je quelque chose à boire ?
— Si vous voulez. Je dois d’abord vous dire que le travail que nous attendons de vous sera très facile. Vous courrez beaucoup moins de danger que les deux dernières fois, car vous allez avoir affaire à un homme seul et, d’après toutes les informations que nous avons recueillis, aucune protection spéciale ni aucune surveillance policière ne l’entourent. Cet homme se nomme Esder. C’est un savant, un mathématicien de très grande réputation. Vous en avez peut-être entendu parler ?
— Il me semble... Il a fait une découverte qui vous intéresse ?
— Une simple théorie que, malheureusement, il se refuse à publier. D’après le peu que nous avons pu apprendre jusqu’à présent, cette théorie constitue pour la science un pas en avant considérable et nous estimons que c’est un devoir pour l’humanité de la faire passer sur le plan des réalisations pratiques. Les scientifiques sont orgueilleux et égoïstes, vous le savez peut-être, ils sont comme des avares qui cachent leur trésor. A vous de nous aider à mettre celui-ci à jour.
— Les calculs d’Esder seraient-ils de nature à permettre la mise au point d’une arme supérieure à toutes celles qui existent déjà ?
— Toute épée a deux tranchants, bien entendu, notre but n’est pas là et de toute façon cela ne vous regarde pas. Dois-je vous rappeler que votre rôle se borne uniquement à nous obéir et non à juger de nos intentions ?
La voix était glaciale et Alona perçut sans effort l’onde menaçante qui émanait de son interlocuteur. Elle sourit humblement.
— Pardonnez-moi, ce n’était qu’un réflexe de curiosité, mais soyez tranquille, je vous obéirai sans chercher à comprendre.
— Et vous ferez bien. Ce que nous attendons de vous ne consiste pas à interpréter des documents, mais simplement à vous les procurer ou tout au moins à les photographier, suivant les circonstances. Vous serez entièrement libre d’agir comme vous l’estimerez bon en fonction de la façon dont les choses se présenteront sur place. Séduisez Esder ou bien cambriolez-le à son insu, c’est votre affaire, seul le résultat compte. Il nous faut ses cahiers de calculs.
— Ça peut constituer une quantité considérable de papiers de toute sorte entre lesquels je serai incapable de faire un tri ?
— Non. Nous savons que, avant de changer d’idée, il avait tout résumé sous forme d’une monographie à l’intention de l’Académie des Sciences et il l’a certainement conservée. Il vous sera facile d’identifier ce document et de vous en emparer.
— Je ferai de mon mieux. A quoi ressemble Esder et où habite-t-il ?
L’homme tira un portefeuille de sa poche, l’ouvrit.
— Voici d’abord une photo de lui prise au cours d’un congrès. Vous l’étudierez attentivement pour être sûre de bien le reconnaître et ne pas commettre d’erreur. Voici également un plan indicateur, votre objectif y est marqué : une villa isolée près d’une station d’altitude dans les montagnes du sud. La plus proche ville importante est le port de Sarema, ce tracé représente la route qui la relie à la station et qui mesure une quarantaine de kilomètres. Vous partirez donc demain par chemin de fer ou avion à votre gré, vous descendrez dans un hôtel du village comme si vous étiez une simple estivante. Vous étudierez minutieusement les lieux et vous accomplirez votre mission. Bien entendu, avant de partir, vous aurez détruit les documents que je viens de vous donner, il serait imprudent de les conserver.
— Je vais le faire tout de suite, j’ai une assez bonne mémoire pour ne pas avoir besoin de les regarder plusieurs fois. Je garde mon nom de. Maura pour le voyage et l’hôtel ?
— Justement non, vous allez en changer. Puisque après cette mission vous reviendrez indépendante comme on vous l’a laissé entendre, je pense que vous préférerez le faire avec une nouvelle identité et pour bien vous prouver notre bonne volonté à votre égard, je vous laisse vous-même la choisir. Voici un passeport parfaitement en règle auquel ne manquent que les inscriptions de la première page, nous allons les rédiger ensemble. Comment voulez-vous vous appeler ?
— Ma foi, vous me prenez un peu de court... Voyons... Alona me plairait assez.
— Alona? Ce n’est pas très commun... Où avez-vous péché ce nom ?
— Dans un roman, je crois, mais je ne sais plus lequel. Je l’avais retenu parce que je le trouvais joli.
— Va donc pour Alona. Vous devez avoir dans les vingt-six ans... Où seriez-vous née?
— Pourquoi pas ici même dans la capitale ?
— D’accord. Plus la ville est grande, mieux ça vaut, si par hasard il y avait des recherches. Avez-vous une photo ?
La voyageuse avait songé à l’éventualité d’un changement d’identité et avait fait le nécessaire. Elle exhiba le mince carton que l’agent mit soigneusement en place dans le cadre réservé.
— Voilà qui est fait, Maura. Non, Alona. Détruisons également votre ancien passeport, celle que vous étiez aura désormais cessé d’exister. Je suis sûr que vous ne le regretterez pas.
En regardant brûler le document, la jeune femme eut une pensée ironique. Tout ce qui s’accomplissait en ce moment contribuait à la sécurité définitive de Maura, elle pourrait réellement vivre en paix dans son nouveau pays et sous le nom qu’elle avait choisi, son passé achevait de se consumer. L’homme reprit :
— Il vous faut aussi de l’argent. Nous avons chiffré cette mission à vingt mille thélars et voici dès maintenant la moitié de cette somme. Quand vous aurez accompli votre travail, vous téléphonerez à ce numéro que je vous prie d’apprendre par cœur. On vous fixera un rendez-vous discret. Vous remettrez la fourniture et recevrez en échange le complément de votre salaire. Après quoi vous n’entendrez plus jamais parler de nous.
— Et les clichés qui vous ont permis d’avoir barre sur moi ?
— Nous les conserverons évidemment jusque-là pour être sûrs de votre bonne volonté mais ils vous seront également donnés. Je répète que vous serez tranquille pour toujours...
Alona baissa les paupières en signe d’acquiescement mais en réalité le geste avait pour but de cacher le brusque éclat de ses prunelles. Tout au long de l’entretien elle n’avait pas cessé de sonder le cerveau de son interlocuteur et d’enregistrer ses attitudes mentales. La dernière, celle qui accompagnait les mots « tranquille pour toujours... » était terriblement significative dans sa rigueur glacée. Elle avait la brutalité d’un coup de poignard. Le vol des documents d’Esder était un acte d’une telle importance que rien ne devait subsister qui permette d’identifier ses véritables auteurs ; il ne fallait pas que celle qui aurait servi d’instrument puisse parler. On avait donc décidé de la tuer au moment même où elle apporterait les documents et la beauté de la chose était que, lorsque la police retrouverait son cadavre, elle ne pourrait en déduire la moindre piste puisque le passeport qui l’accompagnait était entièrement forgé et ne pouvait mener nulle part. Elle rouvrit les yeux, accentua son sourire.
— Tout se passera bien. Encore un verre?
En même temps, une indéfinissable transformation s’opérait en elle : de multiples chaînes de synapses s’enclenchaient au cœur de son système nerveux. Tout comme elle l’avait fait à l’égard de Maura mais avec infiniment plus de puissance et de précise focalisation, elle activait la double syntonisation, plexus par plexus, irradiait progressivement un irrésistible sex-appeal. L’homme ne tarda pas à en prendre conscience, ses pupilles se rétrécirent, il se mit à fixer la jeune femme d’un regard nouveau, sembla s’apercevoir soudain qu’elle était belle et désirable. Elle s’était levée, reculait lentement vers le lit, se cambrait, faisant saillir sa poitrine provocante, projetant des effluves brûlants pareils à un parfum de chair exaltée et à l’avance soumise. Quelle que fut sa maîtrise, l’appel muet était trop fort pour qu’il puisse ne pas y céder. Il se dressa à son tour, s’avança, la saisit par les épaules et, avec une violence sauvage, la bascula sur la couche, s’abattant sur elle. Comme domptée, elle écarta les cuisses pour l’enserrer, referma tendrement ses bras sur lui, posant une main sur sa nuque, tandis que l’autre, comme une caresse, glissait sur ses cheveux et venait s’appuyer sur son front. Alors, à l’intérieur de ce corps svelte, fragile, passivement abandonné, dans ces bras si minces et à la peau si douce, des muscles plus durs que l’acier se révélèrent subitement. Les deux mains aux doigts fuselés se transformèrent en un étau sans pardon, l’une tirant vers le bas, l’autre poussant vers le haut. Avec un sourd craquement, les vertèbres cervicales cédèrent en une fraction de seconde et sans même avoir eu le temps de pousser un gémissement, l’agent de Syrog se raidit dans un dernier spasme, retomba lourdement, inerte, mort. D’une torsion de tout son corps, Alona se dégagea de la masse pesante qui l’écrasait, la bascula pour l’envoyer s’effondrer au pied du lit. Elle se leva d’une détente, remit de l’ordre dans sa toilette, considéra froidement le cadavre.
— Maura aurait aimé assister à la scène... Je regrette seulement que ce salaud ne soit pas celui à qui elle a eu affaire au début, sa vengeance aurait été complète. De toute façon elle est hors d’atteinte et moi aussi maintenant puisque le seul qui connaissait mon véritable nom ne pourra le communiquer à ses chefs. Il n’y a plus qu’Alona et Alona joue son propre jeu...
Elle examina attentivement la pièce et se mit à l’œuvre pour effacer tout indice révélateur. Elle retendit soigneusement le couvre-lit, lava l’un des verres et le rangea en ne laissant que celui dans lequel l’homme avait bu, fouilla les poches de l’agent pour s’approprier son portefeuille ainsi que tout ce qui pouvait se référer à son identité, brûla les papiers qui ne l’intéressaient pas, fit disparaître les cendres dans le lavabo de la salle de bains. Après quoi elle ouvrit la fenêtre, se pencha. La façade sur laquelle donnait l’appartement 784 dominait une petite rue entre l’immeuble et le parc, la chaussée et les trottoirs étaient totalement déserts à cette heure déjà avancée de la nuit. Revenant vers le cadavre, elle le souleva sans effort apparent, le déposa sur l’appui et, d’une légère poussée, l’envoya dans le vide. Neuf étages, en comptant le rez-de-chaussée et la mezzanine : trente mètres; le son écœurant de l’écrasement lui parvint quatre secondes plus tard. Alors, à son tour, elle enjamba le cadre, serra les mâchoires, se laissa aller...
Alona ne s’était pas trompée en conjecturant que la défenestration n’aurait aucun témoin et c’était bien préférable pour l’inoffensif promeneur qui se fut par hasard trouvé sur les lieux. Pour peu qu’il ait eu le cœur fragile, il serait certainement mort de saisissement en assistant à cet impossible spectacle : une femme élégamment vêtue, se lançant dans le vide et, au mépris de la loi de la chute des corps, flottant avec une grâce aérienne, descendant doucement avec une sage lenteur comme portée par l’invisible plate-forme d’un non moins invisible ascenseur pour, obéissant au souffle de la brise, atterrir sans choc une dizaine de mètres plus loin. La démonstration solitaire de lévitation contrôlée terminée, Alona se baissa pour remettre ses chaussures qu’elle avait ôtées pour ne pas risquer d’en abîmer les hauts talons et, se mettant paisiblement en marche, disparut dans la nuit...